Après 36 ans passés à servir sous les drapeaux, le Général Christophe Gomart, ancien commandant des opérations spéciales françaises et directeur du renseignement militaire, s’est engagé en politique en 2024. Une nouvelle façon de servir la France, au coeur d’une Europe dont les décisions et champs de compétences ont des conséquences importantes sur la vie des Français.
Homme de conviction et de terrain, il arpente les couloirs du Parlement européen pour faire bouger les lignes, tout en ne cessant pas de se confronter à la réalité : celles des industriels et des acteurs engagés au front, comme en Ukraine où il s’est rendu il y a quelques jours.
Rencontre avec le Général Christophe Gomart, député européen, 1er vice-président de la sous-commission de défense et de sécurité, qui appelle à un réveil stratégique de la France et de l’Europe : un manque de vision qui nous fait courir un danger majeur, dans une guerre des puissances économiques, autant que militaires.
L’impasse ukrainienne : durer n’est pas gagner
L’Ukraine, engagée dans une guerre déclarée par la Russie il y maintenant plus de 2 ans et demi, qui a fait près d’un million de morts et de blessés des deux côtés, est déterminée à ne pas capituler. « Le Premier ministre ukrainien, ses ministres de la Défense, de l'Industrie stratégique et des Affaires étrangères, les députés et les anciens combattants sont lucides. Ils sont prêts à lâcher les territoires aujourd'hui détenus par les Russes, mais avec l'assurance que l'OTAN et l'Europe défendront leur pays, pour que l’Ukraine conserve son indépendance. » précise le député Gomart. Prêts à discuter, les Ukrainiens le sont, mais ne veulent pas être perdants. « L'offensive dans l'Oblast de Koursk en août dernier a permis d’avoir un gage territorial à échanger dans le cadre d'une négociation. » soutient-il. Mais chaque jour qui passe affaiblit malheureusement encore plus l’Ukraine. Face à une guerre d’usure, associant manque de moyens et de munitions à une mobilisation insuffisante, « le pays est exsangue. Les Ukrainiens ne souhaitent pas mobiliser les jeunes entre 18 et 25 ans. Beaucoup d’hommes jeunes ont quitté le territoire. Près de 7 millions d’Ukrainiens sur une population de 40 millions sont exilés, avec le risque qu’ils ne reviennent jamais dans leur pays, même après la fin de la guerre, parce qu'il y aura une fin de la guerre. C’est un problème majeur qui se pose aux autorités ukrainiennes. » ajoute le député européen.
A cela s’ajoute la perte et la destruction de près de 25 % de son territoire et la progression des Russes se poursuit. « Sur le plan militaire, les Ukrainiens reculent. Les Russes grignotent doucement mais sûrement les territoires ukrainiens. Le problème lié au manque de munitions est crucial. Les Ukrainiens font preuve d’une grande détermination, d’une volonté, d’une inventivité et d’une créativité exceptionnelles. J'ai visité une usine de drones kamikazes, très précis. J'ai vu que l’un de ces drones avait atteint Moscou quelques jours plus tard. Ils ont donc des capacités. Mais si elle leur permet de durer, elle ne leur permet pas, en revanche, de gagner. Le soutien européen et américain non plus. » déclare l’ancien militaire.
L’hypocrisie de l’Europe
« La paix est indispensable. Du point de vue russe, cela implique que l’Ukraine capitule. Pour l’Ukraine, gagner la paix signifie conserver son indépendance et rejoindre l’OTAN. Je ne crois pas à ce dernier point. L'heure est au réveil de l’Europe. Je dois dire que nous sommes assez hypocrites en ayant laissé croire aux Ukrainiens que l'armement que l’Europe leur fournirait leur permettrait de gagner, sans compter que nous étions incapables de leur donner ce que nous leur avions promis. » clame le député Gomart, et d’ajouter « un million d'obus, c’est que nous avions promis. Nous en avons donné 500 000, tout État membre confondu, quand en face, leur adversaire russe se voit livrer lui des quantités colossales par la seule Corée du Nord. »
Alors, comment arriver à un cessez-le-feu ? « En mettant la pression sur les Ukrainiens, certes, mais surtout sur les Russes, via la Chine et les pays qui parlent avec la Russie. Les États-Unis quant à eux ne veulent pas de la défaite stratégique de la Russie. » explique Christophe Gomart. En janvier « quand le président Trump va prendre ses fonctions, toutes les cartes vont être rejouées. C’est une partie d’échec pas de Candy Crush. L’attentisme et le fatalisme de ceux qui attendent ce que les Etats-Unis vont faire, et ils sont nombreux en Europe, nous conduisent à l’échec. Si on veut jouer dans la prochaine partie, on doit anticiper et avoir une stratégie dès maintenant ». Dmitri Peskov, diplomate russe, évoque notamment les pays des BRICS, dont l’Inde et bien sûr la Chine, et leur volonté de jouer un rôle de médiateurs dans le conflit ukrainien, de proposer des plans de paix. Selon Peskov, la Russie soutient l’idée d’une coopération internationale pour la paix tout en maintenant une dynamique militaire positive sur le terrain. « Ce dialogue pourrait permettre d’amener les Russes à la table des négociations pour parvenir à un cessez-le-feu. Puis viendra, je le souhaite, l’étape de l’armistice. Cela passera par le déploiement de troupes européennes sur le sol ukrainien. Il s’agit de montrer aux Russes la volonté des Européens de défendre l’Ukraine et de faire face à une éventuelle nouvelle agression que la Russie pourrait envisager face à l’Ukraine ou ailleurs. C’est aussi l’occasion de montrer au Président Trump que l’Europe peut assurer sa propre sécurité et défense. Nous devons nous inscrire comme une puissance militaire aux yeux du monde. Pas uniquement faire front sur le volet économique. Si les Russes ont attaqué et attaquent l'Ukraine, c'est parce que l'Europe est faible. Ils savent très bien qu'on ne réagira pas. Et qu'est-ce qu'on fait en réaction ? On parle fort et on impose des sanctions économiques. Nous sommes les perdants de cette situation. »
La seconde puissance militaire au monde doit s’affirmer
« L’Europe doit faire bloc. Si nous additionnons les budgets de la défense de chacun des pays européens, cela représente environ 240 milliards d'euros. Le budget américain est de 835 milliards d’euros quand celui de la Chine est de 270 milliards d’euros. Nous avons donc les moyens de devenir la seconde puissance militaire au monde. Seule la division actuelle nous en empêche. » ajoute le Général Gomart et de poursuivre : « ll faut donc que les pays européens s’organisent et dépensent plus en matière de défense, pour monter à au moins 3 % du PIB. Derrière cela, il y a les indispensables commandes pour nos industriels qui permettent de limiter leur prise de risques et de se projeter dans le long terme. La Pologne est à plus de 4%. Nous pouvons et nous devons y arriver. L’économie de guerre, nous n’y sommes pas. Les industriels ont augmenté leurs cadences de production comme KNDS France et les Cesar, la production d’obus de 155 mm… Mais en réalité nous ne pouvons pas approvisionner l’Ukraine à hauteur des besoins. Nous ponctionnons nos propres capacités comme pour les mirages 2000-5F. C’est inquiétant. C’est en cela où je dis que nos armées sont à l’os et nos industries affaiblies. Alors même qu’il est justement crucial, plus encore aujourd’hui, de renforcer les industries de défense pour assurer notre indépendance. » Le député européen appelle donc à mobiliser via une vraie culture de défense, à libérer les capitaux privés, encourager et faciliter la concentration de notre base de défense européenne en promouvant des champions et arrêter de disperser les financements. « C’est une démarche à la fois politique et industrielle. Nous avons tout à gagner. Je rappelle que nous achetons aujourd’hui 80% du matériel militaire en dehors de l’Europe. On parle de la réindustrialisation de notre continent. C'est absolument indispensable. Et je regarde ce sujet de très près. »
Une détermination commune face au « diviser pour mieux régner »
L'Europe est un pot de miel. Attrayant. Mais aussi un pion qui fait le jeu des États-Unis et dont le président Trump ne devrait pas se priver de malmener. Son objectif, la division : « Trump va en effet chercher à diviser les Européens. Pour lui, l'Europe est un complément à sa vision géopolitique internationale. Aujourd'hui, son adversaire et son concurrent direct, c'est la Chine, qui veut devenir avant 2049, donc pour les 100 ans de la République populaire de Chine, la première puissance économique et militaire au monde et donc remplacer les États-Unis d’Amérique. Pour faire face, Trump a besoin de l’Europe. Mais d’une Europe qui reste faible. Donc une Europe divisée. Il joue donc la carte de la protection des États-Unis qui ne sera accordée qu’en retour d’achats de matériels fléchés vers les Américains. C’est ce qui se passe avec les Polonais notamment. Mais si la majorité des pays européens voient leur salut dans le parapluie nucléaire américain, ne pourrait-on pas réfléchir à ce que le parapluie nucléaire français puisse être utile aux Européens ? La défense française doit se renforcer résolument, se rendre plus fiable que jamais, et devenir un partenaire incontournable au service de la défense européenne. Je pense que nous devons avoir un véritable dialogue sur ce sujet. Je milite également pour avoir un pilier européen au sein de l'OTAN. C'est-à-dire avoir des Européens capables d'avoir un état-major qui s'appuie sur les structures otaniennes et capables d'engager des forces grâce à cette structure. Lorsque je parle des Européens, j’inclus le Royaume-Uni, la deuxième puissance nucléaire du continent européen. »
L’Europe doit donc s’accorder. « Les nations resteront souveraines, mais il est désormais urgent de définir et incarner une véritable stratégie commune. Quelle Europe voulons-nous dans 30 ans ? Nous ne pensons pour l’heure qu’à l’élargissement. J’y suis opposé et ce n’est pas une stratégie.
Nous devons inscrire le temps long dans nos réflexions et arrêter avec l’urgence du court terme. Une stratégie, c'est une Europe qui soit une puissance économique et militaire, de façon à pouvoir influencer et diffuser ses idées. Je vais donc continuer mes combats pour une Europe forte et structurée, une France forte avec une industrie européenne de défense forte, une réindutrialisaiton essentielle, un retour de l’Europe dans le domaine de l’espace. C’est aussi la guerre hybride. Nous devons pouvoir bénéficier d'une infrastructure numérique autonome, robuste et résiliente et disposer d'un cloud souverain qui protège nos données stratégiques, aujourd’hui à la main des GAFAM.
Nous devons réfléchir et agir ensemble, collectivement. Nous devons démontrer de notre détermination, par des actes, et cela vaut aussi pour les autres régimes autoritaires. Car n’oublions pas qu’il y a une volonté de déstabilisation du monde occidental à l’oeuvre. »