Entre urgence et force tranquille, l’Europe s’affirme
- camilleleveille8
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Entre souveraineté spatiale, mobilité militaire et réarmement technologique, le Vieux Continent se construit une « force tranquille » – lente mais réelle – qui pourrait bien redéfinir son rapport à la puissance. Les transformations engagées dans les domaines spatial, industriel et militaire esquissent les contours d’une Europe consciente de ses vulnérabilités et décidée à y répondre.
Rencontre avec François Kalfon, député européen, shadow rapporteur pour le rapport d’initiative sur la mobilité militaire et rapporteur pour avis sur le Space Act.
Propos recueillis par Camille Léveillé et Mélanie Bénard-Crozat

Souveraineté spatiale : rattraper le temps perdu
Les incidents récents — brouillage GPS d’Ursula von der Leyen au-dessus de la Bulgarie, attaques ciblées contre le ministre britannique de la Défense, multiplication des interférences satellites — ont mis en lumière une fragilité criante : l’Europe n’est pas souveraine dans l’Espace. « En 2024, les cas de brouillage du système de navigation mondial ont augmenté de 500 %, affectant 46 000 avions commerciaux et mettant en risque quatre millions de passagers. » Face à cette dépendance structurelle aux constellations américaines et chinoises, l’Union européenne a enclenché une riposte coordonnée. Le renforcement du « bouclier numérique » autour de Galileo et d’EGNOS, l’alerte précoce des attaques, et surtout la constellation IRIS² (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite), constituent les premiers jalons d’une reconquête stratégique. « Cette dernière, financée à hauteur de 10,6 milliards d’euros — dont 6 milliards publics et 4 milliards privés — illustre la nouvelle doctrine : conjuguer puissance publique et capital privé au service d’une indépendance technologique européenne. » IRIS² offrira des communications sécurisées et chiffrées, intégrant des technologies de cryptage quantique pour protéger les transmissions militaires, gouvernementales et critiques. Au-delà de la technologie, c’est un changement de paradigme budgétaire : les dépenses spatiales européennes vont passer de 15 milliards d’euros (2021-2027) à près de 43 milliards, dans un cadre global de 130 milliards pour la sécurité, l’industrie de défense et l’espace. « C’est encore cinq fois moins que les États-Unis, mais c’est le signe d’un continent qui s’arme de patience… et de moyens. »
Un écosystème en recomposition
Pour sortir de la dépendance à SpaceX, l’Europe mise sur la complémentarité de ses acteurs : ArianeGroup — en train de se réinventer avec le projet de lanceur MySpace — et Eutelsat-OneWeb, qui déploie déjà 600 satellites en orbite basse, contre 8000 pour Starlink. L’usage n’est pas grand public mais cible les besoins des armées et des entreprises critiques. Surtout, la création d’un champion européen du spatial — Airbus, Thales et Leonardo — marque un tournant historique. Cette alliance, soutenue politiquement, vise à consolider un pôle industriel capable de rivaliser avec les géants américains et asiatiques, en maîtrisant la chaîne de valeur des constellations et des communications quantiques. « C’est dans cet élan que s’inscrit le Space Act européen, première législation commune encadrant les activités spatiales. » Inspiré du RGPD, il vise à instaurer un marché intérieur, stimuler la compétition entre acteurs historiques et New Space, et imposer aux opérateurs étrangers — Starlink compris — le respect des standards européens. En toile de fond, la volonté d’éviter la création d’un monstre bureaucratique tout en fixant des règles de souveraineté claires : cybersécurité, gestion des débris spatiaux, équivalences d’accès et préférence européenne dans la commande publique.
Mobilité militaire : la bataille des infrastructures
Autre maillon faible du dispositif européen : la mobilité militaire. L’exemple du déploiement de chars Leclerc en Roumanie a nécessité plusieurs dizaines de jours pour traverser l’Europe, alors que le standard OTAN fixe un délai de cinq jours. Entre normes de ponts non harmonisées, procédures douanières archaïques et réseau ferroviaire fragmenté, l’Europe découvre que sa défense passe aussi par le béton, l’acier et les rails. La Commission européenne veut désormais instaurer un « Schengen militaire », harmonisant permis de convoi exceptionnel, horaires de circulation et procédures frontalières. 500 points logistiques stratégiques ont été identifiés pour être renforcés, et « le budget dédié à la mobilité militaire devrait passer de 1,7 à 17,5 milliards d’euros, financés en partie via les fonds structurels et les programmes dual use. » Au-delà de la logistique, la mobilité militaire pourrait devenir un levier industriel : relocalisation de la production de locomotives, standardisation du ERTMS (système de signalisation ferroviaire), intégration de matériels dualenergy pour la résilience opérationnelle. « Même la réserve civile RescEU, dédiée à la gestion de crises naturelles, pourrait être mobilisée à des fins de transport stratégique, d’hôpitaux de campagne ou d’évacuation d’urgence. C’est à étudier. » Mais ce réveil militaire se heurte à une autre réalité : la fragmentation politique et des visions nationales qui persistent. Pourtant, l’urgence géopolitique agit comme un catalyseur. « Le moteur de l’Europe, aujourd’hui, c’est l’urgence. » rappelle le député.
La force tranquille de l’Europe
Cette « force tranquille », expression empruntée à Mitterrand et réinventée pour le XXIe siècle, traduit l’idée d’une puissance potentielle lente, silencieuse, mais structurante. L’Europe n’avance pas par la volonté, mais par les crises. Et les chiffres parlent : 167 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine, contre 114 pour les États-Unis. « Une contribution massive, révélatrice d’un basculement discret : l’Union européenne devient une puissance économique et normative capable de soutenir la guerre à sa porte sans renoncer à ses valeurs. » Les projets avancent : le SCAF (Système de combat aérien du futur) progresse lentement ; le MGCS, char francoallemand, reprend forme ; l’Eurodrone associe Airbus, Dassault et Leonardo ; et les programmes Quantum et EDIP posent les bases d’une souveraineté cyber et quantique. « L’Europe tente ainsi de combler ses retards successifs — Internet, batteries, intelligence artificielle — par une industrialisation stratégique fondée sur l’investissement, la relocalisation et la norme. »
Vers une autonomie stratégique assumée
Mais la route reste longue. Les divergences budgétaires, les inerties nationales et la dépendance américaine — qu’il s’agisse du F-35 ou de Starlink — demeurent des obstacles réels. « L’Allemagne reste sous forte dépendance économique et militaire américaine » constate l’eurodéputé, rappelant la difficulté du sevrage atlantiste. Pourtant, les lignes bougent : l’Espagne se détourne du F-35, l’industrie de défense française regagne en légitimité, et même la Banque européenne d’investissement ouvre enfin ses guichets à la défense. Cette conversion stratégique s’accompagne d’un changement culturel : l’Europe redécouvre la valeur de la puissance. Le rapport Draghi a tracé la voie : simplifier, déréglementer, investir. « Les grands chantiers industriels — batteries, e-fuels, terres rares, semi-conducteurs — témoignent d’une volonté de « reprise de contrôle ». » L’Europe, longtemps jugée naïve, assume désormais son réalisme. Elle sait que les défis — climatiques, numériques, sécuritaires – ne connaissent pas de frontières. Et qu’à défaut d’être rapide, sa montée en puissance sera durable. Lente, mais sûre. Silencieuse, mais décisive. La force tranquille européenne est en marche.
