Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde
- camilleleveille8
- il y a 2 jours
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La désoccidentalisation remet en question la suprématie des puissances occidentales dans l'ordre international. Ce phénomène, décrit comme une « érosion progressive et irréversible des valeurs, de la puissance et de l'influence des pays occidentaux », pousse à redéfinir l'Occident non plus seulement comme un espace géographique ou culturel, mais comme un bloc géopolitique structuré par des intérêts stratégiques communs. La tendance est-elle à la diplomatie de force, au repli sur soi et au protectionnisme ? Une alternative se dessine-t-elle ? Quels impacts sur les populations et les décisions politiques ? Quel avenir pour l'ordre mondial entre pouvoir et tensions globales ?
Rencontre avec Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, co-auteur, avec Didier Billion, de Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde (Agone, 2023).
Propos recueillis par Mélanie BENARD-CROZAT

Un phénomène historique
Ce phénomène n’est pas nouveau. Dès la Révolution russe de 1917, la contestation de l’hégémonie occidentale s’est manifestée par l’alternative politique et économique portée par le socialisme soviétique. Le mouvement de décolonisation des années 1940 à 1970 représente une autre forme de désoccidentalisation en contestant la domination coloniale occidentale. Aujourd’hui, la désoccidentalisation s’observe dans un affaiblissement de la domination occidentale sur la scène mondiale. L’Occident se définit dés lors non plus seulement comme un espace géographique ou culturel, mais comme un bloc géopolitique structuré par des intérêts stratégiques communs sous la protection des États-Unis. L’élection de Donald Trump désoriente cette communauté, notamment sa composante européenne, à mesure que le président américain relègue le Vieux continent dans la hiérarchie de ses priorités stratégiques.
La remise en question du leadership occidental
L’influence américaine repose sur une puissance militaire, économique et technologique alliée à un réseau d’alliances comme l’OTAN et les institutions financières de Bretton Woods. Une suprématie de plus en plus contestée. La guerre en Ukraine en est une illustration : loin de rallier unanimement la dite communauté internationale contre la Russie, elle a mis en évidence la fracture entre l’Occident et le reste du monde. De nombreux pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie ont refusé d’appliquer des sanctions contre la Russie, marquant une indifférence croissante face aux exigences occidentales. Une attitude témoin d’une évolution plus large : les pays du Sud global cherchent à réduire leur dépendance vis-à-vis des puissances occidentales, sans forcément s’aligner sur un autre camp. La Chine, par exemple, adopte une position de neutralité stratégique en Ukraine, préférant favoriser un ordre économique stable sans confrontation militaire directe avec les États-Unis. Cette posture inspire de nombreux pays du Sud, qui privilégient un équilibre des relations internationales plutôt qu’une prise de position binaire dans le conflit entre grandes puissances.
L’hypocrisie perçue des puissances occidentales, illustrée par des doubles standards, alimente cette contestation. Alors que la Russie est sévèrement sanctionnée pour son invasion de l’Ukraine, Israël a bénéficié d’un soutien occidental dans son action militaire à Gaza, malgré les accusations de violations du droit international. Cette incohérence entretient la méfiance des pays du Sud, qui dénoncent un ordre international où les principes défendus par l’Occident s’appliquent à géométrie variable. Désormais, les valeurs que les puissances occidentales continuent plus ou moins confusément de considérer comme universelles — démocratie libérale, « principle of the Rule of Law » (« régime de droit »), droits humains, liberté individuelle, initiative privée et économie de marché — ne parviennent plus à s’imposer ni militairement, ni politiquement, ni culturellement à mesure que les pays occidentaux ont été les premiers à les dévoyer pour leurs intérêts, à les piétiner ou à chercher à les imposer par les armes depuis la fin de la guerre froide (Afghanistan, Irak, Libye, Soudan, etc.). Dans certains pays on parle de « multi-alignement » ou « non alignement actif ». La Turquie ou le Brésil s’imposent comme de nouveaux acteurs sur lesquels il va falloir compter dans les prochaines années.
L’émergence d’un monde multipolaire
Dans ce contexte, un réalignement global des puissances est en cours. La rivalité sino-américaine devient l’élément structurant des relations internationales, obligeant chaque pays à définir sa position face à ce duel pour la suprématie mondiale. Une division qui repose sur des considérations économiques et stratégiques. Les pays du Sud global ne forment pas un bloc homogène, mais adoptent des stratégies de diversification des alliances. L’Inde, par exemple, est membre des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) tout en entretenant des relations privilégiées avec les États-Unis à travers le Quad (alliance sécuritaire avec l’Australie et le Japon). Le Brésil, quant à lui, coopère avec la Chine tout en cherchant à renforcer son indépendance stratégique. L’ère est à la diplomatie transactionnelle : les États privilégient des alliances souples et pragmatiques plutôt que des engagements rigides dans des blocs opposés. Les BRICS, groupe hétérogène, remet en cause la gouvernance occidentale des institutions internationales et exige une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, où les pays du Sud réclament un droit de veto. Pour autant, ce groupe ne constitue pas une alternative claire à l’ordre occidental, mais plutôt un levier pour redistribuer le pouvoir au sein du système actuel.
Une nouvelle logique internationale
Face à cette transformation, l’ordre international devient fragmenté et instable. La multiplication des alliances sectorielles (énergie, climat, commerce, technologie) redéfinit la coopération internationale en dehors des cadres traditionnels. L’affaiblissement du droit international accentue une tendance vers une diplomatie de la force, où chaque puissance impose ses intérêts sans passer par des instances multilatérales. La géopolitique mondiale est alors dominée par une logique d’intérêt national immédiat plutôt que par une vision collective du futur. Les tensions entre la Chine et les États-Unis structurent les choix stratégiques des États, tandis que la montée des nationalismes et des populismes (Trump aux États-Unis, Modi en Inde, Poutine en Russie) renforce un repli sur les intérêts souverains.
Le rôle des mouvements sociaux
L’influence des mouvements sociaux et des sociétés civiles sur les relations internationales ne cesse de croître. À l’ère du numérique, les mobilisations citoyennes ont un impact global, à l’image Des printemps arabes, des mouvements contre l’austérité ou les luttes climatiques. Ces derniers ne remettent pas fondamentalement en cause la structure de l’ordre mondial, mais contribuent à faire évoluer certains enjeux en exerçant une pression sur les gouvernements et les institutions. L’avenir des relations internationales dépendra en partie de la capacité de ces mouvements à peser sur les décisions politiques et à influencer les trajectoires des États. La désoccidentalisation pourrait ainsi être le début d’une transition vers un nouvel équilibre international, sans garantir une alternative progressiste ou pacifique.
La réaction des puissances occidentales
Les Occidentaux adoptent des stratégies divergentes. Certains, notamment en Europe, prônent le multilatéralisme, une ouverture vers les pays du Sud, proposant des réformes institutionnelles comme l’élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU ou une meilleure représentation des pays émergents au sein des instances économiques. D’autres, notamment aux États-Unis sous l’influence de Donald Trump, optent pour une politique d’intérêt national strict visant, par l’alliance ou la confrontation et la contrainte, la préservation de la suprématie. Ce faisant les Etats-Unis accélèrent le durcissement des relations internationales.
La désoccidentalisation marque une transformation profonde de l’ordre international. L’Occident perd son monopole de la puissance, mais aucun ordre alternatif structuré ne s’impose encore. L’avenir dépendra des dynamiques internes aux puissances émergentes, de l’évolution du conflit sino-américain et de la capacité des sociétés civiles à peser sur les choix politiques. Deux scénarios se dessinent : un renforcement des logiques nationalistes et conflictuelles, ou une réinvention de la coopération internationale sur de nouvelles bases. L’histoire reste ouverte. Ce sont les peuples, par leurs choix et mobilisations, qui détermineront l’orientation de ce nouvel ordre mondial pour autant incertain, oscillant entre rééquilibrage du pouvoir et montée des tensions globales.