Le Salvador, prisons d’acier et guerre contre les gangs
- camilleleveille8
- il y a 16 minutes
- 5 min de lecture
Pendant des années, le Salvador était classé parmi les États les plus violents au monde. Il y a 10 ans, le taux d’homicides dépassait les 100 pour 100 000 habitants.¹ Face à l’expansion des gangs — MS-13, Barrio 18, etc. — le gouvernement de Nayib Bukele, élu en 2019, a fait de la sécurité sa priorité, avec une stratégie essentiellement répressive : renforcement des forces de l’ordre, arrestations massives, état d’exception, construction de prisons « géantes ». Mais pour quel bilan et résultats ?
Impacts, limites et perspectives de la stratégie carcérale du Salvador.

Des mesures carcérales drastiques
Depuis mars 2022, la mise en place d’un état d’exception a été décrété, renouvelé régulièrement depuis. Cela suspend de nombreuses garanties constitutionnelles, facilite les arrestations, prolonge la détention préventive, etc. A cela s’ajoute la création du centre carcéral géant CECOT (Centro de Confinamiento del Terrorismo), ouvert en 2023, conçu pour des dizaines de milliers de détenus, notamment des membres présumés de gangs.² Prévu pour 40 000 détenus, il est en passe de doubler sa capacité. Le gouvernement souhaite en effet agrandir le CECOT pour accueillir jusqu’à 80 000 personnes, y compris des criminels déportés des États-Unis.
Depuis février 2025, les mineurs impliqués dans des crimes organisés peuvent être incarcérés dans des prisons pour adultes (mais dans des secteurs séparés pour le moment).³ Les réformes législatives du début d’année concernent plus largement les lois pénitentiaires et la loi anti-crime en renforçant les peines ou en limitant certains droits des détenus.
Le Salvador est ainsi devenu le pays avec le taux d’incarcération le plus élevé du monde : environ 1 600 prisonniers pour 100 000 habitants (ce qui correspond à plus de 1,5–1,7 % de la population adulte).⁴ En mars 2022, au moment de l’instauration de l’état d’exception, environ 39 000 détenus étaient recensés. Ils seraient près de 95 000 aujourd’hui.⁵
Des mesures drastiques appliquées qui selon le gouvernement portent leurs fruits. Les données officielles tendent à montrer en 3 ans une chute spectaculaire du taux d’homicides. En 2022, selon le gouvernement, le nombre d’homicides aurait diminué de plus de 50 % par rapport à 2021.
En 2023, le chiffre rapporté était très bas (quelques centaines de meurtres pour l’ensemble du pays), ce qui correspond à un taux autour de 2,4 pour 100 000 habitants selon les sources gouvernementales (contre 100 pour 100 000 il y a 10 ans).⁶ Selon plusieurs sondages, une large majorité des Salvadoriens se disent plus en sécurité depuis la mise en place de ces politiques. Statista note qu’environ 90 % des Salvadoriens ressentiraient une amélioration. Le gouvernement avance et tente de prouver que ces mesures sont nécessaires pour restaurer l’ordre et la confiance dans l’État.⁷ Mais une enquête du média El Faro basé à San Salvador a révélé que le gouvernement avait en réalité négocié secrètement une trêve avec les gangs afin de maintenir le nombre d’homicides au plus bas en vue des élections législatives, en échange d’améliorations des conditions carcérales pour les leaders.⁸
Les droits humains bafoués
Des résultats à la hauteur des ambitions du gouvernement en place certes, mais néanmoins assortis de réserves importantes. Surpopulation massive, arrestations arbitraires & durée de détention accrue, conditions très dures, décès en détention, transparence contestée, impact sur les mineurs ou encore coût humain et droits de l’Homme sont décriés par de nombreuses organisations.
Plusieurs prisons fonctionnent à plus de 300–350 % de leur capacité rappelle Amnesty International. Human Rights Watch dénonce le manque d'eau potable, l’accès limité aux soins médicaux, la nourriture insuffisante, la mauvaise hygiène, les violences internes ou encore les tortures mais aussi les arrestations arbitraires d’enfants. Un rapport de 2024 fait état d’environ 3 000 enfants, certains dès l’âge de 12 ans, arrêtés dans le cadre de l’état d’exception instauré depuis mars 2022. The Guardian précise que plus de 1 000 ont été condamnés entre 2 et 12 ans sur la base de témoignages de police non corroborés. Des policiers eux-mêmes reconnaissent des arrestations arbitraires. Toujours selon un rapport de HRW de mi-2025, des policiers rapportent que la pratique « d’abord arrêter, ensuite enquêter » est devenue commune.⁹
Dans les colonnes de Politico, Abrego, un Salvadorien renvoyé du territoire américain vers la prison CECOT dénonce des sévices graves — coups, torture psychologique, privation de sommeil, malnutrition, isolement prolongé, conditions sanitaires déplorables – et raconte avoir perdu 14 kg en deux semaines, partagé une cellule surpeuplée sans matelas, être soumis à des lumières allumées en permanence, sans accès aux toilettes.¹⁰
Un modèle qui inspire dans la région
Le modèle salvadorien commence à faire école, au moins comme source d’inspiration ou d’observation, dans des pays voisins confrontés à la violence des gangs. Le Costa Rica observe de près les mesures salvadoriennes. Le ministre costaricain de la Justice s’est rendu au Salvador pour visiter les prisons pour gangs, afin de voir ce qui pourrait être adapté. Le Costa Rica affiche en effet un taux d’homicide en hausse, une surpopulation carcérale et cherche à durcir les mesures.¹¹ Le Paraguay, la Colombie et le Pérou semblent aussi s’inspirer du durcissement salvadorien, notamment en matière de surveillance des prisons, d’opérations policières massives, ou encore d’état d’urgence pour certaines régions, etc.¹²
Des programmes d’accompagnement
A la répression pénitentiaire drastique, le pays a mis en place plusieurs programmes visant à offrir aux jeunes des alternatives à la violence et à la délinquance. Ces initiatives, soutenues par des organisations internationales et des acteurs locaux, cherchent à renforcer le tissu social, à promouvoir l'éducation et à offrir des opportunités économiques pour prévenir la criminalité. Plus de 20 000 jeunes ont bénéficié de centres avec des clubs de jeunes proposant des activités artistiques et des formations à l’emploi. Le sport est utilisé comme outil de prévention de la violence, en particulier dans la municipalité de San Marcos. Des projets tels que le "Juvenile Justice Project" se concentrent sur les jeunes de 12 à 17 ans, offrant des programmes de justice alternative dans plusieurs municipalités. Ces programmes visent à réduire la récidive en fournissant des services de réinsertion sociale et professionnelle adaptés aux besoins des jeunes en situation difficile. Des organisations comme Alight offrent des services de protection contre la violence basée sur le genre, l'éducation et des espaces sûrs pour les jeunes. Des initiatives éducatives, soutenues par l'UNICEF, offrent également des bourses pour les frais scolaires et des ateliers éducatifs pour les enfants et leurs parents. Ces programmes visent à améliorer l'accès à l'éducation, à renforcer les compétences des jeunes et à promouvoir des comportements non violents au sein des familles.
Devenu partenaire clé de Donald Trump dans sa politique de lutte contre l’immigration illégale, le président salvadorien compte bien poursuivre dans la trajectoire amorcée. « Je me fiche d’être taxé de dictateur. Je préfère être traité de dictateur que de voir des Salvadoriens se faire tuer dans les rues », a déclaré le chef de l’Etat, défiant ainsi ses détracteurs, en juin dernier.