Comment la France se protège-t-elle face aux prédations économiques étrangères ?
- camilleleveille8
- 23 sept.
- 5 min de lecture
Face à des menaces économiques de plus en plus sophistiquées, du lawfare aux tentatives de déstabilisation informationnelle, en passant par les prédations capitalistiques, le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) au sein de la Direction générale des Entreprises (DGE) à Bercy est en première ligne pour protéger les actifs stratégiques français.
Rencontre avec Gustave Gauquelin, directeur du SISSE. Il revient pour S&D Magazine sur les leviers mis en œuvre et les priorités à venir, entre souveraineté, attractivité et coopération internationale.

Une menace multiforme et en constante évolution
Chaque année, le SISSE traite environ 750 alertes de sécurité économique. « Les menaces auxquelles sont confrontées nos entreprises sont de plus en plus variées et sophistiquées. Tout d’abord le lawfare, c’est-à-dire l’utilisation du droit dans un but stratégique, notamment l’instrumentalisation des procédures judiciaires à des fins de prédation économique. Nous avons ainsi été confrontés au cas d’un grand groupe industriel français assigné directement par une cour étrangère dans le cadre d’un contentieux commercial. Pour le protéger, nous avons mobilisé les dispositions de la loi de 1968, dite loi de blocage, ainsi que la convention de La Haye de 1970. Ces outils ont permis de réorienter la demande dans les canaux de la coopération judiciaire internationale et d’éviter le transfert d’informations sensibles, touchant parfois à la souveraineté nationale » explique Gustave Gauquelin et de poursuivre : « Nous observons également des menaces réputationnelles, qui peuvent viser aussi bien les entreprises que leurs dirigeants, avec des méthodes très sophistiquées de manipulation de l’information. Il y a enfin les menaces liées aux ressources humaines : le débauchage de personnes clés au profit de concurrents étrangers, mais aussi le recrutement de profils dont il n’est pas toujours possible de garantir la fiabilité ». Le rôle du SISSE est bien de rester à l'affût des tentatives de prédation de puissances étrangères. Aujourd’hui, le mécanisme de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) « constitue un dispositif très mature et efficace » selon Gustave Gauquelin. Six investissements étrangers ont ainsi été refusés au titre du contrôle IEF au cours des trois dernières années. Ces refus ont été prononcés au regard de l’impossibilité de fixer des conditions de nature à garantir la préservation des intérêts nationaux. Ce dispositif concilie attractivité et protection des intérêts stratégiques de la France avec un effet dissuasif sur les prédations étrangères. « Mais au-delà du veto, nous avons réussi dans certains cas, grâce à la coopération entre le SISSE, les autres services de Bercy et Bpifrance, à mettre en place un tour de table financier alternatif. Cette solution a permis aux entreprises de surmonter le cas échéant leurs difficultés temporaires et, in fine, de trouver des repreneurs plus acceptables, préservant ainsi à la fois leur avenir et nos intérêts stratégiques. » souligne Gustave Gauquelin. Certains secteurs sont plus visés que d’autres : la pharmacie, les biotechs, l’intelligence artificielle, « où les enjeux de domination technologique sont très significatifs et où de nombreux acteurs étrangers cherchent à acquérir des technologies. » ajoute le directeur du SISSE. Dans les prochaines années, le SISSE sera particulièrement attentifs à des secteurs hautement stratégiques à l’instar du numérique, de la santé ou encore de l’agroalimentaire. En ce qui concerne la provenance de ces alertes, « ces dernières ne viennent plus uniquement des zones géographiques que nous anticipions en raison de leur position dans la chaîne de valeur ou de leur assertivité géopolitique. Dans les faits, elles proviennent aujourd’hui d’origines extrêmement variées, avec des modes opératoires qui diffèrent largement selon les acteurs. » tient à souligner Gustave Gauquelin.
Consolider la protection des actifs stratégiques
Aujourd’hui, le chef du service a des priorités très claires. « Je souhaite évidemment continuer à renforcer le dispositif de protection des actifs stratégiques qui a été mis en place depuis la plus grande réforme de 2019 » note Gustave Gauquelin. Le chef du SISSE garde en tête la nécessité de trouver le bon point de convergence entre deux priorités : l’attractivité, qui participe pleinement à notre souveraineté économique en favorisant la localisation et la relocalisation d’industries essentielles, et la sécurité économique, que nous assurons grâce au recours fréquent aux autorisations sous conditions. « Cette approche nous permet de limiter le nombre de refus tout en préservant les intérêts stratégiques de la Nation lorsque cela s’impose. » partage-t-il. « Nous devons également sensibiliser de manière plus large, c’est-à-dire aller à la rencontre de publics nouveaux qu’il nous faut acculturer aux menaces de sécurité économique. Cela concerne bien sûr les entreprises, mais aussi les collectivités territoriales, les étudiants et les futurs décideurs. Nous sommes convaincus que la politique de sécurité économique ne peut réussir que si elle associe l’ensemble de l’écosystème et de ses acteurs. Dans cette perspective, nous avons mis à disposition sur Internet des outils comme Diagseco, qui permettent aux entreprises de réaliser un autodiagnostic de leur niveau de sécurité économique et de mieux se familiariser avec notre dispositif. Ce n’est pas un outil récent : il existe déjà depuis plusieurs années et rencontre un certain succès » évoque Gustave Gauquelin. Autre enjeu pour le SISSE : détecter plus largement en élargissant le spectre de ce qui peut être considéré comme des alertes de sécurité économique, afin d’intégrer de nouveaux modes opératoires. « Il nous faut aussi remédier de manière plus partenariale, en renforçant nos coordinations avec des investisseurs publics et privés. L’objectif est d’être en mesure de proposer des solutions souveraines aux entreprises confrontées à des besoins de financement, comme nous avons pu le faire par le passé » soutient le chef du SISSE. Si la protection des actifs stratégiques est aujourd'hui une priorité, la liste des entreprises françaises à être passé sous pavillon étranger est longue. « De 2008 à 2023, une quinzaine d’entreprises stratégiques françaises ont été rachetées par des acteurs étrangers, parmi lesquelles onze sont passées sous pavillon états-unien » dévoilent deux collectifs de polytechniciens et de hauts fonctionnaires. Aujourd'hui, la question de la cession par Tikehau Capital de LMB Aerospace à l’américain Loar Group est au cœur des travaux à Bercy. Basée en Corrèze, l'entreprise conçoit des composants essentiels à l’industrie de défense française. Désormais, Bercy tente de conditionner la vente de l'industriel français dans un objectif clair de protection des actifs stratégiques et d'éviter des transferts de savoir-faire sensibles. Bercy n’a ni souhaité confirmer ou commenter cette information.
Coopérations et perspectives pour une souveraineté renforcée
« L’agenda de sécurité économique européenne est très dense depuis 2023, poussé par la Commission européenne, avec le soutien de la France, et dans lequel nous poursuivons plusieurs objectifs. D'abord nous souhaitons inspirer ceux des États membres qui ne sont pas encore complètement convaincus pour les persuader de la nécessité de se protéger. Autre enjeu : celui d'influencer les textes qui seront amenés à être pris par les instances communautaires dans la discussion européenne et dans le respect des compétences des Etats-membres. Nous opérons également une veille active, car nous souhaitons nous inspirer des bonnes pratiques observées à l’étranger. C’est vrai pour les pays de l’Union européenne, mais cela va bien au-delà : nous échangeons aussi avec des pays extra-européens afin de mieux comprendre leurs dispositifs et d’évaluer si certains pourraient être adaptés ou transposés chez nous. » souligne Gustave Gauquelin. Le SISSE souhaite renforcer les coopérations notamment avec le Japon. Le pays du Soleil levant dispose d’un dispositif de sécurité économique ancien, dense et particulièrement performant, ce qui en fait pour Bercy une source d’inspiration précieuse.
L’intelligence économique sera un véritable levier à l’avenir pour garantir la sécurité économique en France. « Nous sommes évidemment très favorables au développement de cette filière, qui a connu en France une progression significative ces dernières années, représentant aujourd’hui près de 2 500 salariés et 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Elle offre, nous en sommes convaincus, aux entreprises des services uniques que d’autres prestataires ne peuvent pas leur fournir. Sans aller jusqu’à la labellisation recommandée par Geoffroy Roux de Bézieux dans son rapport, nous pensons qu’il est essentiel que la filière s’organise pour offrir à ses clients davantage de transparence sur certains critères. Cela permettra aux entreprises de s’engager avec elles plus sereinement et plus ambitieusement face aux défis auxquels elles doivent faire face. » conclut Gustave Gauquelin.



